Quand tu l’es, tu l’as
Nous avons tous, un jour, entendus ou dit : «Quand tu l’as, tu l’as». Voilà une exclamation enthousiaste qui se dit lorsque nous apprécions et reconnaissons les performances exceptionnelles d’une tierce personne – ou de soi-même!
Suite à une expérience récente, je crois avoir trouvé une variante de cette expression, surtout lorsque l’individu derrière le fait d’exception est plus grand que la performance en soi: «Quand tu l’es, tu l’as».
Ce type de personne est rare, mais il en existe dans tous les domaines et dans tous les pays.
Un jour où j’étais à Cuba dans un tout inclus, je me rends compte le premier jour qu’il n’y a pas moyen d’obtenir de l’argent cubain à partir de l’hôtel – et je n’ai pas de comptant sur moi. On me dit que je dois aller à la banque, en ville, avec ma carte de crédit et mon passeport. Dès le premier jour, c’est la flotte, une tempête tropicale. L’hôtel est désert, nous ne sommes à peine une centaine sur place. Toutes les conditions sont réunies pour que les taxis désertent la scène. Et c’est le cas.
Après deux jours sans argent comptant, je me sentais coupable de ne pas laisser de pourboire aux employés. On me commande un «taxi». Après 20 minutes d’attente, c’est un bus de 45 passagers, tout neuf et vide, qui se pointe à la porte de l’hôtel! Après deux arrêts aux deux seules banques du village, je reviens bredouille, tout est fermé.
Face à mon impuissance et ces concours de circonstances, j’ai décidé de lâcher prise. C’était trop gros tout ça, pour à peine quelques billets. En cette deuxième journée de déluge Noéien, les poches toujours vides, je suis allé prendre place à la salle à manger pour le lunch. Et là, c’est encore la même serveuse qu’au matin et que la veille au soir qui m’apporte un verre d’eau.
Ma serveuse s’appelle Dunya. Elle a ce «je-ne-sais-quoi». Bien sûr, la majorité des cubains en rôle de service sont gentils, courtois, souriants. Mais cette Dunya, elle a « quelque chose » qui la met dans une catégorie à part. Quand elle marche d’un pas rapide dans le feu de l’action, on dirait une sirène qui se faufile entre les tables. Dunya a la passion. Ça se voit et ça se ressent. Ancien serveur, je lui ai dit à quel point je l’admirais. Elle m’a dit : « J’aime ce que je fais ».
Dunya est aussi technique. Elle bouge plus vite et plus souvent que ses collègues, toujours les mains pleines pour aller et revenir. Elle rebondit en arrivant à sa station, sans cesse de retour vers ses clients.
Dunya a la mémoire de vos préférences et de votre nom. Qu’elle le connaisse ou pas, si vous avez établi une relation conviviale avec elle, elle vous appellera « Mi amor » ou simplement de son sourire magnétique. Ou les deux. Cet accueil détonne avec le trop usé « My friend » que les serveurs mâles maladroits continuent de nous tendre en même temps que leur main, manipulation 101 oblige.
L’accueil chaleureux, senti et authentique pour ses clients réguliers, son regard qui vous dit «Tu es la personne la plus importante», alors qu’elle vous demande ce que vous voulez boire, dans une des quatre langues qu’elle parle, fait reculer le paysage et arrêter le temps.
C’est un aimant cette femme, un jet de charisme discret qui élève l’esprit et favorise la joie. Sa section est la première à voir des clients et celle qui voit quitter les derniers.
Dunya fait trois quarts de travail par jour, en plus de chaque mise en place. Oui, oui, trois quarts par jours et 20 jours consécutifs, en plus de partager une chambre avec une collègue dans des dortoirs peu invitants adjacents à l’hôtel. Dunya est mariée, a un ado et sa mamie à la maison. Et tout ce qui les garde connectés, c’est son iPhone 4, donné en cadeau par un client. Dunya gagne 26 dollars par mois.
C’est ce midi là que j’ai eu mon idée. Une idée de faire une expérience. Tant qu’à ne pas avoir eu de pourboire à offrir depuis 48 heures, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout? Chaque jour, je vais m’asseoir dans la section qu’elle partage avec deux autres perles. Sans hésitation, j’aurais passé une excellente semaine avec elles deux, mais Dunya, c’est Dunya.
Toute la semaine, je n’ai rien donné, ni à une, ni à l’autre. Elle n’a pas bronché. Une bombe, je vous dit, une bombe. Ses deux partenaires, plus discrètes, ont toujours été au rendez-vous, mais Dunya sait exprimer une passion, une fougue, une présence et un enthousiasme tels qu’on dirait que chaque présence en salle à mager est digne d’un sprint de finale olympique.
Un soir, après quatre jours de cette tempête où elle n’a jamais perdu le sourire et continué de rigoler, nous avons perdu l’électricité sur le site. Pendant toutes ces heures de service à la chandelle – et des planchers couverts d’eau – Dunya s’est transformée en véritable fée. Elle surfait littéralement vers ses clients, ses amours. Épique.
À l’avant-dernier repas, j’ai remis à Dunya une somme d’argent roulée dans une paire de chaussettes, et une un cinquième de la somme à chacune de ses comparses. Elle n’a pas ouvert son cadeau devant moi. Et pour vous dire à quel point que c’est dans les bas comme dans les hauts que l’on reconnaît les grands, après qu’elle eut le temps de constater la somme qui se cachait dans cette boule de coton, le lendemain matin, elle m’a accueilli avec un câlin bien senti, elle m’a pris par les épaules, m’a regardé dans les yeux et m’a dit, avec une profonde sincérité qui faisait jaillir une lumière nouvelle dans ses yeux : « Thank you ».
Oh wow ! Quelle puissance elles ont, la simplicité, la sincérité et l’authenticité.
La force de Dunya ne tient pas de ce qu’elle sait ou de ce qu’elle sait faire. Tous les autres serveurs savent ce qu’elle sait et peuvent faire ce qu’elle fait. La force de Dunya tient de ce qu’elle est.
Quand tu l’es, tu l’as !
Marc André
PS : Avant que je rentre au pays, j’ai appris que son avion qui devait la ramener à son village après 20 jours de travail a été annulé. Le gouvernement en avait besoin pour un voyage à La Havane. Dunya souriait toujours.
© 2018 Marc André Morel. Tous droits réservés.