« T’es rendu où? »
En arrivant face à face avec une ex-voisine que je n’avais pas vu depuis mon déménagement il y a seize ans, je lui demande : « Eh puis Annie? T’es rendu où? ». J’allais préciser ma question davantage quand elle s’est précipitée verbalement sur moi, avec un enthousiasme aussi intense qu’aveugle :
« Oh moi? Je suis rendue à Évolo! »
« Évo quoi? »
« À Évolo Phase 2, les nouvelles tours à l’île des Sœurs! Oah!! C’est le pa-ra-dis! »
« Le paradis… »
« Oui! Je suis au 8e étage, regarde la vue que j’aie! », me rétorque-t-elle en se rapprochant de moi, son téléphone dans ma bulle, défiant mon regard.
J’ai vu ses photos défiler sous ses doigts agités alors que ses paroles ne devenaient qu’un bruit de fond, sourd et de plus en plus inaudible.
Car pendant cet instant, mon mental a voyagé pour se retrouver il y a vingt ans, au moment où nous nous sommes voisinés. Tous deux dans la jeune trentaine, nous débutions nos carrières, et en étions à notre première propriété. Même si le coup de départ semblait résonner de façon semblable, la suite de nos chemins est manifestement différente.
Car voilà une confirmation de plus que nous devenons ce à quoi nous accordons de la valeur. Et ce à quoi nous accordons de la valeur prendra de l’expansion, en pensées, en paroles en décisions et en actions.
« Et toi Marc André, t’es rendu où? »
Qu’est-ce que je réponds? Je suis torturé entre l’option socialement acceptable ou celle qui ne se peut plus de vouloir sortir de ma gorge…
Ne nous méprenons pas, je ne suis pas plus vertueux que le prochain. J’aime ça aussi des beaux condos avec des vues spectaculaires sur le Mont-Royal et les scintillants gratte-ciels de Montréal. Mais j’étais incapable de répondre autre chose que ce qui grandit dans mon cœur et mon esprit depuis ces vingt dernières années.
« Eh bien moi, je me sens très privilégié de pouvoir être encore à mon compte et d’exercer les métiers que j’aime et que je désirais plus que tout quand on s’est connus, donner des conférences et écrire »
« C’est bon… Mais t’es rendu où? »
« Ah! Eh bien il m’en reste beaucoup à faire! Après cinq livres publiés, j’en écris plusieurs en même temps présentement – donc au moins une bonne dizaine à venir d’ici 7-8 ans. Et les conférences continuent, après 9 pays et 3 continents, je vise l’Asie »
« Ah oui? Wow! Mais tu restes où? Tu vis toujours à l’île? »
« Oui, toujours à l’île »
« En tous cas, ça m’a fait plaisir de te revoir! On se revoit dans dix ans? Comme disait Bruel! »
« Oui, salut Annie! Dis bonjour à ton gars, Alexandre »
Le fait que j’évoque son fils – et que je me souvienne même de son nom – l’a fait figer une fraction de seconde. Comme si toute cette courte conversation cascadait en toute vitesse dans son cerveau pour se rendre compte qu’elle venait d’oublier de parler de son unique fils qu’elle a élevée toute seule sous mes yeux.
De mon côté, sur le chemin du retour à la maison, je n’arrivais pas à me sortir cette question de la tête : « T’es rendu où? ». Quelle question puissante. C’était la première fois que mon réflexe était de répondre où j’en étais dans ma vie. En plus du dossier carrière, j’aurais voulu dire à Annie où j’étais rendu comme personne : que j’avais touché le fond, devenu plus humble, plus patient, bienveillant, courageux, etc.
Il y a un temps pour se rappeler l’évolution de nos adresses, mais on ne peut changer d’adresse ou de rang social si on ne se concentre pas sur là où on est rendu, personnellement.
Alors Marc, t’es rendu où?
Marc André
Photo: Benoit Vrins
© 2020 Marc André Morel. Tous droits réservés.