La vie invécue

Le tableau qui coiffe cet article est une peinture de Rembrandt, un des artistes visuels les plus remarquables de l’histoire de l’art, qui a vécu au 17e siècle. Ce chef-d’œuvre a quelque chose de particulier cependant. Le portrait de cet homme cache une autre peinture sous la couche que l’on admire depuis des siècles.

Il n’était pas rare au début de l’ère moderne de peindre par-dessus sa dernière œuvre, souvent à la demande du sujet qui commanditait la peinture, insatisfait du premier résultat. Le procédé a un nom : Pentimento.

Quelle métaphore fabuleuse pour vous et moi qui sommes animés par un élan certain de réalisation personnelle. Voilà que Rembrandt et tous ces peintres adeptes du Pentimento nous offrent de rêver à l’existence d’une autre version de nous-mêmes.

Et si ce premier portrait de nous cachait la vraie version de nous-mêmes, celle qui doit se manifester dans cette vie que nous incarnons à l’heure actuelle? Avouons qu’il est possible que notre véritable destinée puisse demeurer invécue.

En 2012, lorsque l’infirmière Bronnie Ware a publié les top 5 regrets de fin de vie, le premier du palmarès a frappé comme une tonne de brique : «J’aurais aimé avoir le courage de vivre comme je voulais, et pas de vivre la vie qu’on attendait de moi». Paf!

Certains d’entre nous vivrons la vie de notre père, de notre mère, ou des deux peut-être! Il est facile de tomber dans le piège de répéter ce que l’on connaît, nos influences, d’être un copié-collé de ce que l’on a appris, un véritable clone de notre environnement.

Mais si je ne veux pas vivre la vie de mon père ou de ma mère, je dois savoir ce que je veux! Et qu’est-ce que je veux vraiment? Ce que je dis que je veux, est-il réellement ce que mon être, mon essence ou mon âme veut?  

Choisir de passer à côté de soi pour une cause plus noble, voire plus grande que soi, c’est peut-être ce qui nous attend de plus fort dans notre petit livre d’histoire personnelle. Mais qu’en est-il des excuses? La paresse? Le manque de courage, l’insouciance, l’inconscience, le manque de discipline? C’est au cœur de ces faces cachées que le fantôme de Pentimento se nourrira et nous envahira de ses regrets en bout de chemin.

Je termine avec une petite histoire personnelle immense. Je ne l’ai jamais racontée. Les femmes du monde, plus que les hommes, ont souffert des injonctions quant à la pleine maîtrise de leur destinée. Née en 1939, ma mère a été sortie de l’école, par mon grand-père, en 9e année – secondaire 3 – ,pour jouer à la caissière à la petite épicerie familiale sur le Plateau Mont-Royal, coin Chapleau et de Rouen. Elle aimait l’école et performait bien. Rien à faire, papa avait décidé du destin de cette personne entière, remplie de promesses, de dons et de rêves. Elle s’est mariée à 23 ans, a eu ses deux enfants à 27 et 29 ans. À 29 ans, sa vie était finie. Femme de son époque, elle était emprisonnée à devenir « ménagère », soit de contempler ses quatre électro-ménagers et de se la fermer. Dix-huit ans plus tard, elle s’est enlevée la vie. Une vie (presque) complètement gaspillée.

Trente-trois ans plus tard, je me permets encore d’imaginer à quoi ressemblerait le tableau caché de Rembrandt concernant le destin de Gisèle Doré, ma tendre, sensible, charismatique, séduisante et talentueuse mère. Une lectrice invétérée, elle possédait une plume remarquable. En plus de m’avoir transmis le goût de la lecture, elle m’enseignait comment tourner des phrases simples pour les rendre plus limpides et poétiques. Quelle vie se cachait derrière celle qu’elle a connu et qu’on sait qu’elle ne voulait pas, qui n’était pas la sienne?

La question se pose maintenant : si Rembrandt dessinait notre portrait (notre vie) à deux reprises, une par-dessus l’autre, est-ce que notre vie incarnée ressemblerait à celle cachée derrière? Ou, sommes-nous prêts à avouer que le Pentimento cache notre véritable vie, une vie invécue?

Marc André

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